samedi 15 mai 2010

ck 16 - Le Congo, cinquante ans plus tôt - Michel Husson n'a pas oublié

Didier de Lannoy
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Ce texte* de Michel Husson devrait être particulièrement dédicacé aux Belges... qui, aujourd'hui, jugent le Congo, prononcent des arrêts, n’écoutent et n’entendent plus qu’eux-mêmes, donnent des leçons, se disent "exaspérés"...
et font profession de ne pas avoir su, de ne pas avoir de mémoire, d'oublier...

* Dont on me rapporte que Le Soir n'aurait pas voulu
- Trop déprimant ? Cela aurait gâché l'ambiance ?

le publier dans son "courrier des lecteurs"... à l'occasion des festivités marquant le cinquantième anniversaire de l'Indépendance du Congo.


ddl
alias Vié ba Diamba


Le Congo, cinquante ans plus tôt

Michel Husson, lui, n'a pas oublié


De : "Michel Husson" <michel.husson@skynet.be>
Date :
2 juillet 2010 14:05:07 HAP (ÉUA)
À :

Objet :
Fw: Indépendance cha-cha


Juillet 1955, je suis élève officier sur le Gouverneur Galopin, un paquebot mixte de la CMB.
Je suis chargé de vider les tanks à eau des canots de sauvetage et de remettre de l'eau fraîche (non, le bateau ne risque pas de couler, cela se passe en-dessous de Dakar).
Les canots sont sur le pont-promenade, des "anciens" instruisent les nouveaux qui partent faire leur premier terme.
Je suis à moins de deux mètres d'eux mais ils ne me voient pas.
- " Ne leur donnez jamais rien, quand ils reçoivent "ça", ils demandent "ça".
Je ne vois pas le geste qui accompagne mais je devine la main qui montre le poignet puis l'épaule.
J'apprends par la même occasion qu'ils sont menteurs, fainéants, voleurs mais malheureusement, on ne peut pas se passer du boy cuisinier ni du boy lavadère ni du boy jardinier et encore moins de celui qui sert à table et qui fait les lits.
A bon entendeur, salut.
C'est la première fois que je me rends au Congo, autant savoir.

Fin 1958, je suis sur l'Armand Grisard, un autre paquebot mixte de la CMB. Nous ramenons les soldats de la Force publique, leurs femmes et leurs enfant qui ont fait de la figuration à l'exposition universelle de 58.
Ils me racontent le tissus d'avanies qu'ils ont dû subir pendant la durée de l'exposition.
Les bananes tendues par de charmants bambins, les cacahouètes apportées par leurs papas.
Ils ne sont pas sortis de l'enceinte de l'exposition, n'en ayant pas les moyens financiers (ils gardaient leur solde de la Force publique et, c'est bien connu, ont peu de besoins).

Plus tard, sur un autre bateau qui fait la côte Est des USA, je m'étonne de ne pas voir de noirs à bord comme sur les bateaux qui font la ligne de l'Afrique de l'Est ou de l'Ouest et j'apprends que les Américains interdisent aux bateaux belges d'avoir à bord des matelots noirs qui sont payés en roupies de sansonnet alors qu'ils font le même travail que les matelots blancs.
Ce sont évidemment les syndicats des gens de mer qui imposent ces lois iniques qui font perdre tant d'argent à la CMB.

1959, Je suis au comptoir du Guest-House de Boma.
Entre un "indigène" endimanché, accompagné de son épouse et de leur fillette en robe d'organdis, deux noeuds dans les cheveux, propres de leur personne comme on dit..
Ils s'asseyent au milieu de la terrasse et essaient d'appeler le garçon qui sert les boissons.
Sans succès. Il semble ne pas les voir. Cela dure longtemps.
Le patron du bar - l'ancien commissaire de police de Boma recyclé dans la limonade - dit avec beaucoup d'humour :
"Le roi (Baudouin) a dit qu'ils pouvaient maintenant aller dans les bars des Européens (suite à son voyage au Congo), mais - ah, ah, ah ! - il n'a pas dit qu'on était obligés de les servir !"
Et tout le comptoir qui hoquette et qui se roule de rire...
La famille congolaise se retire sous les quolibets des clients.
Non mais...
Je comprends que si on leur donne ça...

La même année, je suis sur le Moero, un cargo de la CMB. Je suis chargé de faire l'appel des "coups de main" qui nettoient les cales pour 10 francs par jour et un morceau de feuille de bananier à midi (on fait l'économie de l'assiette et de la cuillère qu'ils voleraient sans doute) sur laquelle il y a un morceau de poisson séché et une louche de manioc à midi (avantage en nature sur lequel il n'y a pas de précompte).
La bouteille de bière Primus (bière locale) coûte 15 francs.
Ils ne risquent pas de devenir alcooliques.
Quelques "coups de main" manquent à l'appel, je les pointe "présents". Ils doivent aussi bouffer...
Un jour, je me fais remonter les bretelles par un représentant de la CMB à Matadi qui a découvert un absent parmi les présents :
"Vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Vous nous ridiculisez ! Si tout le monde faisait comme vous, vous vous rendez compte de ce que cela coûterait à la Compagnie ?"
Je sens la mauvaise note qui va accompagner mon dossier jusqu'à la pension.

J'exècre de plus en plus les colons, leur morgue, leur vulgarité.
Les contremaîtres qui surveillent le chargement des navires sont des dockers anversois qui sont devenus par la grâce divine contremaîtres dès le premier jour de leur débarquement.
Salaire mensuel de l'époque, 15.000 francs. Un docker indigène gagne 600 francs (mais ces gens-là ont très peu de besoins).
Un caporal de carrière de l'armée de terre de ma famille, tendance analphabète, est parti aux "colonies".
Le voilà illico promu adjudant (il a déjà pu s'acheter ses étoiles avant d'embarquer).
Le grade le plus élevé qu'un "indigène" pouvait espérer atteindre était celui de sergent-major.
Vous n'imaginez quand même pas un adjudant bougnoule qui donnerait des ordres à un sergent-major belge !

Je rencontre Thomas Kanza et je m'inscris à l'ABAKO le parti de Kasavubu, partisan de l'indépendance du Congo, pas celui du colonisateur mais celui de l'ancien royaume du Congo, divisé entre le Congo français, le Congo belge et le Congo portugais. Là où l'on parle kikongo.
Je suis le deuxième "blanc" membre de l'ABAKO. Je ne saurai jamais qui était l'autre.

Juin 1960, je suis sur le Jadotville (paquebot), en route pour Matadi, nous avons cinq ou six passagers au lieu des 250 passagers habituels.
Une dame me confie son appréhension d'être là pour les fêtes de l'indépendance.
Je lui demande où elle va. Au camps militaire de Thysville (là où la Force publique se rebellera début juillet), son mari est militaire.
Je lui dit : "Oh, mais là vous n'avez rien à craindre".
Je ne l'ai jamais revue.

Nous sommes à quai à Matadi. En couple avec le Jadotville, côté fleuve, un dragueur de mines de la Force navale.
Nous sommes entre lui et le quai.
L'amiral qui commande la flotte belge ignorait sans doute (personne n'est parfait) qu'il y a une forte marée sur le fleuve et qu'à marée basse, le mât du dragueur de mine est la seule chose qui dépasserait du niveau du quai.
Il suffirait de faire rouler des fûts sur le quai, de les faire tomber sur le pont pour pouvoir prendre le dragueur à l'abordage.
Le dragueur gardant néanmoins la possibilité de faire feu de son unique canon mais uniquement en-dessous du niveau du quai.

30 juin 1960. Personne ne travaille. Calme plat. On nous a recommandé de ne pas sortir en ville.

1 juillet. Les dockers viennent au travail tout de blanc habillés (le blanc est la couleur de deuil, ils fêtent (?) la mort de la colonisation).
Ils n'ont pas lu cette pensée profonde du général Janssens, le commandant de le Force publique :
"Avant l'indépendance = après l'indépendance"
Tout un programme.
Je suis sur le quai à côté d'une jeep de l'armée belge dans laquelle ont pris place trois vaillants chasseurs ardennais.
Ils sont dos au mur d'un hangar, la mitrailleuse fixée sur le capot de leur jeep, une bande de cartouches engagées.
A leurs pieds, des mitraillettes Vigneron et des grenades défensives.
La bonne humeur règne.
- Hé ! les bougnoules ! (les dockers qui passent), vous allez salir vos beaux vêtements ! Et de rire, et de rire...
Je leur fait remarquer qu'ils prennent pas mal de risques en les interpellant ainsi.
La réponse tombe : "Mais c'est ce qu'on veut, on fait notre service en Allemagne où on se faisait chier. On nous a envoyés ici ! On a une prime de risque et si ça "pète", et bien, on pourra rester plus longtemps".
Devant une telle logique, il ne me reste plus qu'à remonter à bord et veiller à ce que les deux matelots de garde en haut de la coupée disposent toujours des deux haches d'incendie avec lesquelles ils sont sensés défendre la CMB (et la flotte belge).
Cornelis, le Gouverneur général est à bord depuis hier soir mais reste prudemment invisible.

6 juillet. Je vois des colons (blêmes) qui dévalent la rue principale de Matadi qui mène au port, deux valises à la main, avec femmes et enfants, poursuivis par des soldats de la Force publique.
J'ai une furieuse envie de faire remonter la coupée et de les laisser là sur le quai.
Nous partons sans demander notre reste, vers Lobito où nous chargerons une cargaison de femmes et d'enfants qui ne retourneront sans doute jamais au Congo.

Cela laisse des traces et vous ne vous étonnerez pas que je me suis retrouvé (sur un autre bateau), en Méditerranée, en 1961, à embarquer des exemplaires du journal clandestin 'El Moudjahid" pour les débarquer discrètement à Alger.
Et me retrouver plus tard collecter des armes américaines de la seconde guerre mondiale pour les transporter vers la France où elles étaient prises en charge par des Algériens du FLN.
Michel Husson